L'IRONIE de Vladimir JANKELEVITCH Plan : Introduction : courte biographie de l'auteur I. Le mouvement de conscience ironique 1. L'ironie sur les choses 2. L'ironie sur soi : " économie " 3. L'ironie sur soi : l'art d'effleurer II. La pseudologie ironique ; et de la feinte 1. Variétés du secret et de l'allégorie 2. Du renversement ironique 3. De la litote 4. Cynisme 5. Conformisme ironique III. Des pièges de l'ironie 1. Confusion 2. Vertige et ennui 3. Probabilisme 4. L'ironie humoresque 5. Jeux de l'amour et de l'humour Conclusion : synthèse Citations et références : Vladimir Jankélévitch, L'ironie, 1964, Collection Champs, éditions Flammarion. Introduction : courte biographie de l'auteur. Vladimir Jankélévitch est né à Bourges en 1903. Son père était le traducteur en français de Hegel et Freud, avec lequel il entretenait une correspondance. Rien de trop étonnant alors que Vladimir poursuive des études de philosophie après le lycée, intégrant l'Ecole Normale Supérieure en 1922. Il est reçu premier à l'agrégation de philosophie en 1927, année où il quitte Paris pour Prague, où il est professeur à l'institut français. Il revient en France en 1933 et enseigne dans plusieurs lycées puis facultés. En 1939, il est mobilisé, puis blessé en 1940. Mais il n'est pas français d'origine, ce qui lui vaut d'être révoqué par le gouvernement de Vichy. Il s'engage alors dans la Résistance tout en menant des activités philosophiques, enseignant dans des cafés. Cette période marque un tournant dans sa vie : il est écarté pour un temps de l'enseignement, et nourrit un fort ressentiment contre les nazis, allant jusqu'à répudier toute la culture allemande et oublier la langue allemande. Ceci lui vaut d'être peu à peu exclu du monde littéraire. Il se marie en 1947 puis est titulaire de la chaire de philosophie morale à la Sorbonne de 1951 à 1978. Il continue pendant ce temps à se consacrer à son autre passion : la musique, et garde toujours une attitude engagée, se plaçant du côté des étudiants en Mai 68 par exemple. En 1985, la maladie l'emporte alors qu'il est âgé de 82 ans. I. Le mouvement de conscience ironique. Le grand représentant de l'ironie dans la philosophie est Socrate. Pressant ses concitoyens de questions, (ironie vient du grec eirônia, interrogation), il " représentait une espèce de remords vivant continuel pour la cité, marquant la fin de l'inconscience. ", délivrant cette cité de ses " terreurs " ou la privant de ses " croyances ". En effet, le principe de l'ironie est de gêner pour mieux faire comprendre, d'engourdit pour mieux dégourdir, par l'intermédiaire de " l'aporie, qui est le trouble systématique engendré par l'ironie. " Ce mouvement de renversement représente une mobilité, et Socrate une alerte pour les choses trop immobiles.. . Mais l'ironie peut mal tourner : elle " joue avec le danger ", et Socrate en est mort. Mais il existe différentes ironies : celle de Socrate, qui est une contestation de l'utilité et de la certitude d'une science de la nature, et celle des Romantiques, qui conteste l'existence même de la nature, qui humorise sur sa totalité et non sur ses aspects. 1. L'ironie sur les choses L'ironie morcèle son objet : elle dissocie le tout et le quelque chose, elle sépare la chose en trois aspects : la distance, la durée et la coexistence. Elle la définit par sa position dans l'espace et le temps et par ce qui l'entoure, mais pas par elle-même, ni par sa totalité. Le sérieux, qui ne remet rien en question, hormis d'être un des aspects de la vie, est la toile de fond sur laquelle l'ironie est mise en relief. Dans l'évolution d'une conscience, le sérieux précède toujours l'ironie : on voit son passé avec ironie. Mais le sérieux de la conscience la rend vulnérable à l'ironie des autres, lui donne des points d'ancrage. Mais pour exercer l'ironie sur soi-même, il faut être assez aguerri à cause de la duplicité du procédé, où le sujet est également l'objet. 2. L'ironie sur soi : " économie " Les origines sont bien souvent peu glorieuses, ironiques, ce qui suffit à détruire toute volonté de sérieux. En effet, après un examen attentif, on peut voir que les raisons de la plupart de nos agissements peuvent se résumer à la physiologie, la biologie et la sociologie. Même le philosophe est à la merci d'une rage de dents : " Logique des sentiments, logique sociale, logique des nerfs et du foie, tout collabore à m'humilier ". Au point que l'on s'interroge sur la possibilité d'être sincère... Mais l'ironie est aussi lucidité : c'est savoir ce qui est et savoir que ça finira, comme avec l'amour par exemple : " Nous savons bien comment tout cela finira, et le jour même où le sentiment se déclare, nous prenons nos dispositions pour n'être pas surpris par son déclin ". Ainsi, en nous évitant cette " surprise ", cette désillusion, l'ironie est une forme d'économie, voire même une forme de sagesse, qui nous garde de vivre nos passions trop violemment. 3. L'ironie sur soi : art d'effleurer L'ironiste, en plus d'être un économiste, est aussi un diplomate ; il ne veut rien défavoriser, aucun point de vue, aucun instant : c'est la justice de coexistence et la justice de succession. Ne se consacrant à aucun point de vue ou aucun instant particulier, l'ironiste n'a pas d'obsession : chaque chose est essayée, et il n'a pas le temps de s'attarder sur une seule d'entre elles. Sans obsession, l'ironiste est plus fort, il montre le contraire de la vulnérabilité, et puisqu'il ne se focalise pas sur un sentiment, il n'est pas hypersensible, il évite l'hyperesthésie. Par ailleurs, " l'ironie nous donne le moyen de n'être jamais désenchantés, pour la bonne raison qu'elle se refuse à l'enchantement ", elle devance toujours le désespoir. Ces deux éléments montrent que l'ironiste, ne faisant rien en profondeur, de toute son âme, cultive " l'art d'effleurer ". Il butine, n'a pas de passion fixe, essaie tout : on peut lui attribuer l'expression de Pascal : " Peu de tout et non pas tout d'une seule chose ". Jamais spécialiste, l'ironiste est un amateur, mais un " amateur raffiné ", dont la souplesse d'esprit le pousse toujours en avant, toujours au-delà vers de nouvelles choses. L'ironie prend ici des traits de liberté. L'ironiste, morcelant l'identité des objets, s'en délivre, puis, grâce à l'art d'effleurer qu'est l'ironie, se délivre de lui-même, de son orgueil, de ses passions. II. La pseudologie ironique ; et de la feinte 1. Variétés du secret et de l'allégorie On peut mettre l'ironie sur le même plan que le logos, pensée exprimée et exprimable, car l'ironie a toujours un objet, et " suppose un interlocuteur actuel ou virtuel dont elle se cache à moitié ". Mais cette pensée exprimée et exprimable a un caractère propre : c'est une allégorie, c'est à dire que l'ironie pense une chose mais en dit une autre. Plus précisément, c'est une pseudogoria, la chose dite, plus que d'être autre à celle qui est pensée, est fausse. En effet, l'Expression en son entier est allégorique, car on ne peut jamais exprimer exactement ce qui est dans nos pensées, le langage, les moyens d'Expression ne contenant pas assez de nuances. Mais cet acte d'Expression reste cependant nécessaire, bien qu'impossible : c'est un impossible-nécessaire. C'est pourquoi nous apprenons à lire entre les lignes, et les allusions n'ont pas forcément besoin d'être longues pour être compréhensibles. La poésie, ainsi que la philosophie, utilisent cette faculté à lire entre les lignes. L'homme utilise ainsi le symbolisme, l'implicite, se cache derrière des mots qui ne signifient pas ce qu'ils disent, manie le secret. Si la révélation d'un secret paraît si scandaleuse, si sacrilège, c'est parce que par ce dévoilement, la confiance qui a lié les détenteurs du secret est trahie, et le profane a accès aux terres de l'initié. Or, la vérité a un aspect progressif : on ne dévoile pas tout en même temps, comme le dit le dicton, " chaque chose en son temps ". Le secret doit être confié et non pas révélé. Tout savoir d'un seul coup n'est pas bon. Ainsi l'ironie, par ses voies détournées, est bénéfique : " Pour ne pas mourir de sincérité, nous consentons à être obliques et retors. " Par ailleurs, l'Apparence, art de n'être jamais réellement ce que l'on semble être, par cette équivoque, cette duplicité, inspire une méfiance qui est base de toute ironie. 2. Du renversement ironique. L'ironie est un jeu, dans le sens où le jeu s'oppose à l'art dans ce qu'il défait ce qu'il a précédemment fait. La production de l'ironie, l'apagogie, c'est l'aporie, la gêne qu'elle entraîne. Mais cette gêne disparaît par la suite pour devenir bénéfique, c'est l'épagogie. Comparaison avec Pénélope et sa tapisserie : la femme d'Ulysse défait le soir ce qu'elle a tissé la journée. La différence avec le jeu, c'est que l'ironie laisse l'ironisé faire son épagogie, ce n'est pas elle qui défait directement ce qu'elle a fait. L'ironie retourne ce qu'elle veut dire, dit un autre pour dire le même, c'est une allégorie, comme on l'a vu, mais une allégorie tautologique. Mais cette manœuvre, qui peut paraître vaine : pourquoi prendre des chemins détournés pour arriver au même ?, cette manœuvre s'avère être en fait un progrès. En effet, " l'ironie, parce qu'elle démolit sans reconstruire explicitement, nous reporte toujours plus outre : elle reconduit l'esprit vers une intériorité plus exigeante et plus essentielle. " Faisant appel à l'intelligence de l'ironisé, l'ironie le pousse au- delà. C'est bien cet aspect qui différencie l'ironie du mensonge : ce dernier, également renversement, feinte, pseudologie, dit faux tout comme l'ironie. Mais le mensonge est égoïste, il cherche à dissimuler le vrai par intérêt, il n'estime pas ce qu'il trompe, alors que l'ironie, désintéressée, dit faussement le faux car amène tout compte fait au vrai, amène l'ironisé à refaire le chemin des pensés de l'ironiste en sens inverse. C'est un voyage bénéfique qui mène vers le haut, qui ouvre, contrairement au mensonge qui tire vers le bas. Extrait : p.64 " Le mensonge, exploitant notre tendance naturelle à croire, tendance qu'il dévie à des fins intéressées, est littéralement un " abus " de confiance et une escroquerie... L'ironie, au contraire, assouplit notre créance. L'ironie fait ensemble honneur et crédit à la sagacité divinatoire de son partenaire ; mieux encore ! Elle le traite comme le véritable partenaire d'un véritable dialogue ; l'ironiste est de plain-pied avec ses pairs, il rend hommage en eux à la dignité, il leur fait honneur de les croire capables de comprendre. " Ainsi l'ironiste utilise-t-il l'intelligence pour contrer " la sottise, l'égoïsme et la méchanceté ", pour contrer les pièges de l'apparence, et ceci par l'intermédiaire du renversement, " l'imprévu et le paradoxe ". L'ironie dit l'autre pour dire le même, autre qui est tellement autre qu'il est contraire. L'ironie est un "universio " c'est-à- dire qu'elle s'amuse à tout mettre à l'envers. 3. De la litote La litote dit le moins pour signifier le plus, elle amoindrit les choses. C'est une forme courante de l'ironie, souvent utilisée par Socrate, qui paraît louer ce qu'il blâme. N'est-ce pas ainsi une forme de clémence, de gentillesse ? Cette litote socratique est une litote positive : ironie, elle invite les gens à la réflexion et à la connaissance ; elle s'oppose aux amoindrissements destinés à tromper par intérêt : la fort qui se montre faible pour mieux vaincre le faible, le contribuable qui déclare des revenus moindres pour être moins imposé... Contrairement à l'hypocrite qui se donne un air bon pour masquer sa méchanceté, l'ironiste se donne un air méchant mais est bon. Comme le renversement, la litote pousse l'ironisé à la réflexion : mis en face de l'amoindrissement énoncé par l'ironiste, il refait le chemin de la pensée de ce dernier pour avoir accès à la totalité de ce qu'il a sous- entendu. L'allusion, la suggestion, voire même le silence de l'ironiste se déploient donc dans l'esprit de l'ironisé pour prendre toute leur dimension : trop de paroles ne sont pas nécessaires, sont parfois signe de faiblesse, et l'ironie reste souvent laconique et discontinue. Extrait : p.91-92 " On dira que l'ironie n'est pas toujours aussi frugale ; qu'elle se complaît souvent dans les euphémismes et les circonlocutions ; qu'au lieu de prendre des raccourcis et des chemins de traverse elle fait volontiers l'école buissonnière. Ne l'avons-nous pas définie, ici même, comme la voie indirecte ? Répondons que la voie indirecte n'est pas toujours la plus longue et que le détour est encore une forme de la litote. D'ailleurs vitesse n'est pas concision. Si l'universio multiplie parfois les détails inutiles, c'est pour égarer ; elle renonce à épeler les idées mot pour mot et syllabe pour syllabe, car elle sait qu'à un morceau de phrase ne correspond pas littéralement un morceau de pensée ; le long des sinueuses périphrases, c'est encore l'intuition immédiate qu'elle recherche, la suggestion évasive et sans rapport direct avec le volume du discours. " L'ironie abrège et morcèle, dans sa lutte contre le trop sérieux, elle morcèle les idées reçues, les associations d'idées trop attendues, elle distingue les différents aspects, la pluralité du réel, pour gagner en légèreté, en souffle. 4. Cynisme Quand il est trop fort, le mal s'autodétruit. L'ironie l'aide dans ce processus en faisant prendre conscience au mal de son mal. Elle prend ici une dimension éducative, éthique, morale, en faisant que " l'erreur se réfute toute seule et travaille, à notre place, à sa propre confusion. " On retrouve le principe d'économie sur soi vu plus haut : en ironisant, on s'économise une bataille contre le mal, on le laisse s'anéantir lui-même. Ce côté moral se retrouve dans le cynisme, ironie extrême, frénétique, forcenée, moralisme déçu, philosophie de la surenchère, du scandale. Le cynique met en valeur son propre scandale, revendique sa méchanceté. Son radicalisme montre en fait une volonté de faire éclater l'injustice, " dans l'espoir que l'injustice s'annulera par elle-même " : il combat le mal par le mal, comme une homéopathie. Pour le cynique, tout est perdu, tout est mauvais, et il l'énonce haut et fort. Mais ce pessimisme apparent cache en fait une sorte d'optimisme, car si le cynisme maudit l'état des choses c'est qu'en fait il a de très grands idéaux. 5. Conformisme ironique Mais le cynique est isolé, seul contre tout et tout le monde. Il s'oppose à l'ironiste conformiste, qui, lui, reste dans la multitude, incognito, fait le convenable, dit être convenable, mais l'ironie nous a appris à nous méfier de l'Apparence ! Ainsi Socrate prend-il l'air d'un parfait citoyen, mais il ne faut pas trop le prendre au sérieux : il se fond en fait dans le décor pour mieux confondre son adversaire, fait comme s'il était conformiste pour mieux surprendre, être plus percutant. L'ironiste conformiste épie les conventions par l'intérieur et peut mieux les détruire, " sans quitter le masque de la légalité ". Ce conformiste apparent permet à l'ironie une discrétion qui renforce ses effets. Présente partout où on ne l'attendrait pas forcément, l'ironie combat le scandale et l'hypocrisie en révélant leur duplicité, leur équivoque grâce à son pouvoir de morcellement. Mais déjouer les apparences, supprimer toute illusion, est-ce vraiment nécessaire ? III. Des pièges de l'ironie. 1. Confusion L'ironie est toujours double, tantôt elle raille et s'isole, tantôt elle pousse à la réflexion, plus solitaire ou plus sociable, tragi-comique, elle est à la fois une et autre, antithétique. L'ironiste joue avec le sens des mots, avec fantaisie et imagination, mais à force de confondre le sens figuré au sens propre, le dit au pensé, c'est l'ironiste lui-même qui doit prendre garde à ne pas tout confondre ! 2. Vertige et ennui Autre piège qu'implique l'ironie : le vertige. A force de compliquer ses pensées et ses dires, à force de feindre, de renverser, l'ironiste peut s'étourdir lui-même. Il mêle le vrai et le faux mais risque de ne plus s'y retrouver, car on finit souvent par ressentir ce que l'on feint ! Il faut faire attention à ce que le masque ne devienne pas une seconde nature. L'ennui quant à lui est dû à la liberté qu'offre l'ironie : on l'a vu plus tôt, l'art d'effleurer ironique pousse continuellement à changer de point d'intérêt. Or une trop grande liberté, tout comme la possibilité d' " aller n'importe où et devenir n'importe quoi " lasse, c'est le spleen des romantiques. " L'ironiste s'étouffe dans sa triste opulence et dans sa vide plénitude, car être tout, c'est n'être plus rien. " Il peut aller partout mais ne s'attarde ni ne s'attache jamais à rien. Extrait : p.153 " Tel est le premier danger de l'ironie. L'ironiste s'absente de lui-même et se prélasse sur la litière dorée des songes. Multiple et fantasque, il vit d'une existence distraite, hypothétique, volatile, dans laquelle toutes les formes lui glissent entre les doigts. La vie ironique est donc pure négation et relativité : elle flotte entre des réalités particulières sans se poser nulle part, et sa richesse elle-même n'est autre chose que ce refus d'adopter une image de préférence aux autres ; elle joue des tours à ses amis comme à ses ennemis et, à force de trahir tout le monde, elle reste seule, maigre et désabusée, parmi ses lubies. " 3. Probabilisme L'ironie en plus d'être néfaste pour l'ironiste, sujet, l'est aussi pour son objet. Le probabilisme de l'ironie vient du fait qu'elle est " désabusée " : elle ne prend rien comme tel, comme vrai, comme valable. Elle morcèle les choses avec hostilité, s'en détache et par là s'en désintéresse, on considère la vie avec indifférence, on n'ose plus, on n'agit plus, on vit dans un monde qui n'a plus d'unité et qu'on a rendu insignifiant. Extrait : p159 " Doublement périlleuse pour le sujet, qu'elle expose soit au vertige du spleen, soit à toutes sortes de complicités clandestines avec le scandale, l'ironie représente aussi pour l'objet un double péril : l'un s'appelle probabilisme, l'autre atomisme. D'un côté, elle met en pièce les totalités sérieuses du sentiment et du discours ; d'autre part, elle volatilise tous les problèmes, au lieu de les résoudre ; elle décide, par exemple, que le mal, la mort et la douleur n'existent pas ; elle est donc plus indifférente que vraiment courageuse. " 4. L'ironie humoresque Mais malgré ces pièges, l'ironie reste positive. En nous gardant lucides face au ridicule de la vie et aux détails équivoques qui rendent les totalités incohérentes, elle régule notre tendance à prendre des habitudes, et régule nos sentiments pour qu'ils ne nous submergent pas. La pudeur a ceci de commun avec l'ironie humoresque qu'elle pousse à la réflexion avant l'action, pour agir en finesse, sans précipitation. Pudeur et ironie sont économes. Elles nous préservent. De même, elles nous guident vers un plus grand respect, une humilité, un état de gratitude. L'ironie qui garde un grand fond de sérieux est cette ironie humoresque, humour qui ouvre l'ironie aux autres car elle compatit naïvement avec son objet, et par là gagne en finesse par rapport à l'ironie purement dénonciatrice : elle utilise les apparences des apparences, se met encore plus en abîme, et son but n'est jamais de railler. 5. Jeux de l'amour et de l'humour. L'ironie met les illusions à mort en remettant tout en question. Mais ceci n'est pas négatif : ce que l'ironie défait, le respect le rétablit. Les imperfections dévoilées par l'ironie sont tolérées par un plus grand respect. Extrait : p.181 " L'ironie, détruisant l'enveloppe extérieure des institutions, nous exerce à ne respecter que l'essentiel ; elle simplifie, dénude, et distille ; épreuve purifiante en vue d'un absolu jamais atteint, l'ironie fait semblant afin de ruiner les faux-semblants ; elle est une force exigeante et qui nous oblige à expérimenter tout à tour toutes les formes de l'irrespect, à proférer toutes les insolences, à parcourir le circuit complet des blasphèmes, à concentrer toujours d'avantage l'essentialité de l'essence et la spiritualité de l'esprit. L'ironie, en somme, sauve ce qui peut être sauvé. " Pour conclure, on peut dire que l'ironie défait les choses par idéal. C'est par envie d'un monde juste qu'elle critique, c'est par amour qu'elle respecte et tolère ce qu'elle a dénoncé. Conclusion : synthèse L'ironie laisse l'âme respirer, la rend plus légère en la libérant du sérieux. Elle libère l'ironiste de son orgueil et lui économise les surprises et désillusions en jouant avec le réel. Elle renverse ce réel pour mieux le mettre en valeur tel qu'il est : ridicule, trop sérieux. Elle aide son destinataire et le considère comme son égal. Et malgré les pièges que les renversements étourdissants et le réalisme exacerbé comportent, l'ironie reste la preuve d'une innocence idéaliste, d'un amour et d'un humour qui veulent croire que tout n'est pas perdu.